Pour une théorie de l’alcoolisme féminin

 

L’Université bénéficie, depuis quelques années déjà, de l’invention, de la fabrication d’un nouveau discours, qu’il m’est arrivé de nommer l’Alcoologos 1. Ce nouveau discours n’est cependant pas à confondre avec un discours nouveau. Il peut devenir, néanmoins, un bénéfice pour l’Université afin d’asseoir encore un peu plus son académique discours, mais il peut du même mouvement devenir aussi une maladie substitutive pour celui, ou celle qui s’en trouve traversée.

J’ai, par ailleurs, été amené à appeler “femmalcool”toute femme qui a une pratique subjective du boire mais qui n’est pas pour autant, ou encore, complètement prise dans les rêts de l’Alcoologos, soit du discours alcoologique.

Tout commence par un : “On dit”. On dit qu’une femmalcool “boit” ; qu’elle serait une “femme alcoolique”. Elle ne pense pas être assujettie à l’alcool. Elle dit : “Je m’en débrouille”. Pourtant elle sait bien qu’elle est dépendante. Elle dit aussi : “Je ne peux pas m’en passer”. L’alcool est ce qui la colle à son intempérance.

L’alcool l’aide cependant. Mais il ne l’aide que pour autant qu’il lui permet de ramasser tous ses morceaux, tous ses éclats, tous ses fragments, pour faire d’elle un sujet tout-Un. L’intempérante femmalcool est une buveuse, certes, mais est-elle une alcoolique ? Un buveur est un sujet qui a une pratique subjective du boire (Louka J-M et al., 1986). Celle-ci peut éventuellement l’amener à devenir “alcoolique” ; mais il n’y a d’ “alcoolique” que dénommé tel, parce que défini tel par l’ordre médical.

Une femmalcool s’explique toujours sur son “boire”, ce qui le cause, ce qu’elle en pense. Elle livre quelquefois même à son insu ce qui pourrait bien en être le pourquoi, dès les premiers entretiens. Même si c’est sous la forme d’une fausse association, celle-ci n’en reste pas moins à ses yeux la causalité qu’elle adopte. 2

Rappel du cas Charlotte :

Charlotte a quarante ans. C’est une femme grande et mince aux traits marqués par la vie autant que par l’alcool. Elle est née à Caen où elle a vécu son enfance. Célibataire au moment de la rencontre (1978), elle est la seconde d’une fratrie de six enfants. Un frère aîné, Pierre, “métis”, est mort en se suicidant deux ans auparavant. Le frère qui la suit, Paul, le troisième enfant de la fratrie, est également mort, par ensevelissement pendant un bombardement à Caen, à la fin de la Guerre. Le quatrième enfant, une soeur, Sylvie, est mariée et mère d’un enfant. Enfin viennent deux autres soeurs, Caroline et Annick, dont elle dit que pour elles elle a joué le rôle de mère. Aujourd’hui celles-ci sont mariées, mais les ménages sont malheureux et traversés par l’alcoolisme.

Charlotte se décrit comme ayant eu de très nombreuses “aventures” sexuelles et affectives,
toujours dans un rôle passif, avec des hommes pervers dont les exploits sadiques avaient son corps pour champ d’exercice. Elle raconte qu’elle a été violée à plusieurs reprises par “plusieurs Noirs” sous l’empire de la boisson. Elle explique ces viols en pensant les avoir toujours souhaités inconsciemment pour “être comme sa mère” ; elle fait référence ici à son frère Pierre, l’enfant “métis” de sa mère. Elle est en instance de séparation d’avec son ami actuel, “un éjaculateur précoce et un voyeur”, après huit ans de vie commune et des projets d’ “installation”. Elle a toujours aimé son métier de “disquaire” (vendeuse de disques), abandonné du fait de son alcoolisme, qu’elle pense reprendre (elle le fera effectivement par la suite), mais cet alcoolisme lui a fait beaucoup de torts. Au moment de la rencontre, elle compte quatre mois de sobriété, après avoir fait “sept mois de psychothérapie plus une semaine de clinique psychiatrique” et croit qu’avec un médecin, le docteur S., elle aurait fait “trois mois de psychanalyse”…

Pourquoi buvait-elle ? “Pour supporter la vie… Mon père buvait du “Ricard”… J’aurais tout fait pour lui … Ma mère ne vivait son désir qu’à travers moi… Je n’aime pas beaucoup ma mère C’est elle qui me poussait toujours dans les bras des hommes, à sa place… Elle vivait son désir par sa fille interposée… Moi, je ne voulais pas, mais elle faisait tout pour ça… Je sais que, comme mes frères et soeurs, à part Caroline, je n’ai jamais été désirée par mes parents … Ils nous l’ont dit … Je sais que j’aurais pu mourir ensevelie à la place de mon frère (Paul), c’est mes parents qui me l’ont toujours répété quand j’étais jeune… “

Dans la famille de Charlotte, seules les quatre filles sont vivantes, mais les deux frères sont
morts violemment. Charlotte a servi de mère aux deux dernières, Caroline et Annick, qui sont devenues “alcooliques”. Charlotte n’est pas morte violemment, “ à la place de” son frère Paul, comme l’insistance des parents – en fait de la mère qui fait la loi (le père étant toujours “dans la boisson”) – , semble y pousser, mais elle a été violée , par “plusieurs Noirs” et elle pense que ces viols ont été par elle désirés pour répondre aux désirs de l’Autre ici incarné par la mère, comme “entremetteuse” de son impropre désir.

Con-fondue avec sa mère, Charlotte subira les pulsions sadiques de multiples si bien nommés par Lacan “père-versions” de sujets en proie à l’angoisse de castration. Les raisons conscientes que Charlotte donne à entendre, interprétation psycho-logique de son destin sur le mode causal d’un “c’est parce que, que”, ne tiendront pas longtemps. Dès lors fût-elle confrontée à l’énigmatique jouissance de la position masochique qu’était la sienne depuis des années. A partir de ce jour-là, la question phallique commença à pouvoir, dans le transfert, se poser pour elle… .

 

Au premier diagnostic toute femmalcool est inévitablement dite “alcoolique” par l’ordre médical (Jean Clavreul, 1978). A partir de cette nomination, le sujet femmealcool est représenté par le signifiant “alcoolique” et il lui devient de plus en plus difficile d’articuler quoi que ce soit qui fasse effet de sens quant à sa véritable causalité 3. La science médicale, dans la nécessité logique d’adhérer à ce point à l’objet, ici à l’alcool comme cause, reste impuissante face à une femme qui boit. Elle la dira “alcoolique”, ne pouvant la définir exclusivement comme telle que par rapport à l’agent pathogène : c’est alors une nomination, le plus souvent irréversible. Exit donc, cette femme comme “une” femme. Entrée sur la monopolistique scène médicale du mythe de La Femme alcoolique. Cette nomination d’un symptôme possède l’effet regrettable de valoir pour seule identité du sujet, excluant toute recherche ou espoir d’être autre chose qu’une alcoolique 4.

Si l’action de
s’imbiber répétitivement d’alcool fait courir le risque de devenir
“alcoolique”, c’est à cause de l’alcool, dit doctement la Faculté, depuis un
siècle et demi. Ainsi, l’alcool “fait” l’alcoolique”, c’est sa vertu. L’opium
fait dormir parce qu’il a une vertu dormitive en est ici son molièresque paradigme
logique.

Aussi, dire, par exemple, aujourd’hui savamment que la causalité de “l’alcoolisme” est plurifactorielle, c’est en somme dire peu de choses, une évidence tout au plus pour servir aux intérêts du baquet alcoologiste, mais c’est surtout laisser transparaître à qui veut bien se donner la peine de le lire, que le médecin ignore la cause vraie de chaque “alcoolisme”.
La cause vraie de chaque “alcoolisme” est subjective, comme l’est la pratique du boire. La causalité plurifactorielle ne sert alors qu’à masquer la question subjective pour la médecine, laquelle n’a aucune vocation ni aucun intérêt à l’aborder. En effet, pour l’humain, il n’y a pas de question subjective qui puisse s’aborder sans, dans le même mouvement, se trouver dans la nécessité d’affronter la question sexuelle.

“Alcoolique” est un mot asexué. Dire “alcoolique”, c’est d’emblée ignorer, ou feindre d’ignorer le sexe. Le fait qu’il y ait chez l’homme une question cruciale, la question du sexuel. La sexuation comme question fondamentale du drame humain. Ainsi, dire “alcoolique”, annonce déjà comme une sorte de passez muscade vis-à-vis de cette question. Si je dis “alcoolique”, je me positionne comme locuteur dans un au-delà de ladite question, désignant l’autre par son symptôme, ayant déjà fait ce pas de l’y réduire. Je viens parler et agir (“soigner”, “traiter”, “prendre en charge” comme l’on dit …) au-delà, d’une manière telle que la possibilité même que cette question se pose se trouve alors comme déjà forclose, volontairement. Forclore volontairement la question sexuelle, comme le discours médical à vocation historique à s’y employer, à propos des “alcooliques” notamment, c’est proprement désavouer l’inconscient.

L’inconscient, cependant, existe. Il n’est d’ailleurs souvent, en ce domaine comme en d’autres, pas beaucoup d’autres possibilités d’en apporter la preuve que par cette sorte de négation particulière qu’est le désaveu. On remarquera simplement qu’on ne peut désavouer l’existence de l’inconscient sans auparavant l’avoir … avoué, c’est-à-dire reconnu. Chez le soi-disant “alcoolique” aussi. D’où la nécessité d’un vocable dans la médecine alcoologique qui avoue en désavouant que la question du sexuel est au coeur du problème du buveur. Ce vocable est générique et fait enchaînement : alcool, alcoolisation, alcoolisme, alcoolique, alcoologie, alcoologue … Parlant nécessairement de l’objet, cet enchaînement fait apparaître la question du sujet qu’il vise à taire.

 

L’Alcoologos (J.-M. Louka 1979,1980)

 

Ce qui caractérise une femmalcool, avant d’être attrappée, happée, avant d’être prise toute entière dans le discours alcoologique, c’est son incapacité à laisser son problème inconscient se réduire à la question scientifique de l’objet. Elle n’est pas encore rompue au discours de la science, elle n’y comprend rien et ne peut donc comme les alcoologues s’en servir pour instrumentaliser sa propre protection désavouante de l’inconscient. Elle est, par ailleurs, récalcitrante au pouvoir de la médecine face à la prise d’alcool. L’ordre médical ne lui apporte rien de tangible pour lui permettre de construire quelque défense contre cette possibilité itérative d’accéder à la jouissance infernale, celle qui ne cesse de faire la peau au désir 5.

L’alcoologie, ce que l’on nomme telle, est une discipline médicalisée. Cette médicalisation est d’autant plus poussée qu’elle se fait passer pour La Science en action à ce niveau, science à laquelle il serait mal venu en ces temps de totalitarisme morose des savoirs multidisciplinaires, -ce qui veut dire en termes clairs : “à chacun sa part du gâteau”-, d’adresser quelques remarques dans le style inconvenant de tout temps : “Mais, ne voyez-vous donc pas que le roi (physico-chimique) est nu?”.

L’objet médical général, c’est l’Objet partagé par excellence, ce que l’on appelle sans y regarder de trop près : “la vie”. Pas le sujet. Et certainement pas le sujet tel que le promeut la psychanalyse. Et l’on s’acharne dès lors, en son nom et tous ensemble, à anéantir du sujet le désir par ce tour de passe-passe qui consiste à arracher l’objet (avec un petit “o”) du fantasme du buveur, de la buveuse, fantasme ainsi qu’on écrase. Car la vie, en somme, ici c’est la vie sans tenir compte du sujet, c’est-à-dire du désir et du fantasme qui le supporte … Il s’agit de La Vie, la vie des organes, la vie organique, c’est l’organisme biologique qui prime, un corps vidé de l’alcool et qui, surtout … ne “se” remplira plus. Pas besoin du sujet dans tout cela. Par les médecins d’aujourd’hui, la vie est enfin déliée de la question du sujet. Et l’alcoologue retranche le buveur de son objet, pour que vive cette vie, là où l’on sait qu’il faudrait, celui-ci, celle-là, lui permettre de s’engager dans la voie de s’en délier. 6

Délier est un des noms de la psychanalyse, et l’alcoologie est une médecine. L’alcoologie coupe, mais ne délie pas à cet endroit le sujet de son incertain objet. Elle délie, peut-on dire, artificiellement seulement deux questions : la vie et le sujet. Le bistouri, oserons-nous énoncer, ne passe pas au bon endroit. Pas du tout. Il n’est cependant pas question d’en faire grief à la médecine alcoologique car cela n’a jamais été, comme partie prenante de la médecine moderne, son but. Elle n’a pas vocation à cela, mais seulement à, comme l’on dit, “maintenir en vie”. Le désir n’est pas sa préoccupation. Ainsi l’alcoologue en bon médecin coupe ce lien, tranche ce noeud dans lequel le buveur est pris au lieu de, brin par brin, délier les fils qui le retiennent dans la nasse de cette jouissance sans désir.

De par l’action de l’alcoologue, advient “l’alcoolique”. C’est une nomination médicale : exit
le buveur ou la buveuse, et comme on le voit au terme asexué d’”alcoolique”, exit conjointement la question du sexe dans le même geste. “Alcoolique” : nom émasculin ou efféminin … de quoi ? 7

Une femmalcool est un sujet qui a une pratique subjective du boire. Mais cette pratique, que nous disons “subjective”, n’en est pas pour autant “subjectivante”. Nous voulons dire par là qu’elle ne permet nullement la subjectivation. Il s’agit d’un semblant en acte, soit une croyance à laquelle activement elle s’abandonne. Une femmalcool fait-elle semblant ? Oui …, mais pas de boire ! L’alcool, ou plus exactement la boisson alcoolisée flaconnée – car jamais un sujet “alcoolique” n’a bu d’alcool en tant qu’objet, jamais il n’absorbe CH3CH2OH en tant que tel-, la boisson alcoolisée flaconnée est pour elle un objet impossible, c’est-à-dire un objet réel. Cet objet est ingéré per os, par un sujet qui lui, n’y est pas, dans le réel, comme tout observateur en a l’expérience. Où est-il ? Dans le boire, c’est-à-dire le semblant en acte, soit dans la croyance aux effets spécifiquement jouissifs de la boisson alcoolisée, dans un registre de l’imaginaire hypertrophié et comme collé-emboîté avec celui du réel. Si une femmalcool n’est pas dans le réel, c’est pourtant au réel qu’elle a constamment à faire : impossibilités physiques, physico-chimiques, physiologiques certes, mais aussi familiales, policières, médicales, sociales et judiciaires.

L’alcool (pour simplifier l’expression pourtant plus juste de “la boisson alcoolisée flaconnée”), c’est ce qui la tient au réel, sans lequel ce serait peut-être le réel qui la tiendrait, quelque chose faisant dès lors retour dans celui-ci qui aurait été rejeté, forclos du symbolique (Lacan 1956). Une femmalcool serait alors psychotique. S’il arrive que des femmes qui boivent soient psychotiques, ce n’est ni plus ni moins que celles qui ne boivent pas. La psychose fait autant boire que boire fait la psychose, sans qu’une telle causalité circulaire puisse déboucher sur la pertinence d’un diagnostic de structure.

 

Un sujet d’indésir.

 

Une femmalcool est un sujet d’indésir qui ne parle pas, pourquoi ? La plus évidente des réponses consiste en ceci : parce qu’elle boit! Enlacée avec l’imaginaire, elle se trouve et se retrouve directement en prise sur le réel réduit à un objet : l’alcool. Le symbolique, comme champ de la parole et du langage (Lacan, 1953), permet à un sujet d’exister en parlant, d’advenir comme être habitant le langage. Cependant, il est partiellement incorrect de dire qu’une femmalcool, sujet qui boit, ne parle pas. Elle parle, mais en état d’ébriété elle tient un discours sans gêne ni retenue, son Surmoi (Freud, 1923) étant selon l’heureuse expression d’Ernst Simmel (1929), “soluble dans l’alcool”. Par la suite, ce n’est pas par hasard, elle ne se souvient plus de ce qu’elle a dit. On peut se demander à cet instant, qui parlait : elle ou une autre ? En fait, si c’est elle, c’est “elle” et jamais “je”, car le sujet est absent : c’est l’Autre (Lacan, 1955) qui parle comme en direct.

On se souvient de la phrase de Freud (qu’il emprunte à Napoléon Bonaparte) : “l’anatomie c’est le destin”. Des hommes boivent. Mais des femmalcool aussi existent, qui boivent tout autant. Hormis leurs pratiques généralement dissimulées pour elles, habituellement visibles pour les hommes, les femmalcool comme les buveurs boivent au fil de leur destin, de moins en moins décollées de cet objet devenu réellement le leur, investi fantastiquement comme objet total et qu’elles ne doivent, à tout prix, c’est-à-dire la mort, ne pas perdre : l’alcool.

Pharmacodynamiquement parlant l’alcool répond. C’est l’ivresse qui pointe là où une femme, une femmalcool, pose sa demande. Mais à l’enseigne de sa conduite vis-à-vis d’autrui, c’est une réponse déplacée. L’alcool peut répondre comme personne (persona=masque), jamais comme sujet, i.e. au niveau de la question subjective. L’alcool répond comme masque d’objet, mieux : masque-objet! L’alcool est un tenant-lieu d’objet qui masque, voile, bouche la possibilité d’apercevoir un trou. L’alcool ainsi s’avère être un très efficace bouche-trou. Comme objet, il est le substitut de l’Objet primordial qui n’a pu obtenir de la part du sujet femmalcool d’être élevé au rang de la perte. La pulsion de mort (Freud, 1920) n’a pu dialectiquement avec les pulsions de vie frayer son chemin de décollement, de coupure constructive d’une subjectivation rendant possible … quoi ? Le cri! Cri de douleur angoissée, cri de jouissance éperdue, cri de séparation irréversible, enfantant la possibilité … de quoi ? D’un dire : castration symbolique et désir qui d’un manque se génère …

Au cours de son histoire, une femme, une femmalcool, rencontre le manque et va boire. Une frustration comme manque imaginaire d’un objet réel, une privation comme manque réel d’un objet symbolique : et c’est l’effondrement. Le collage de l’imaginaire et du réel, l’amour fou de deux registres sans que le troisième, le symbolique, par une parole énoncée au bon moment puisse littéralement intervenir dans cette folie, provoquer la castration symbolique, c’est-à-dire dans le symbolique, et ressourcer ainsi le désir. Aucune instance ne pouvant inter-dire cet amour fou du sujet et de la bouteille, là où un homme le plus souvent ira s’exhiber par elle, une femmalcool s’enfermera avec elle, dans les lieux qui lui sont culturellement désignés : “sa” cuisine et “sa” chambre.

Quels sont ces évènements dans la vie d’une femmalcool qui provoquent ces manques, occasions d’effondrement ? Ce sont les évènements qui constituent le lot commun de chacun et de chacune : petit avatar journalier ou profonde catastrophe existentielle, ou toute chose pouvant faire évènement de la vie quotidienne. Tout peut servir de déclencheur à ce qui va s’inscrire dans le corps, s’écrire dans la vie de celle qui se croit exclue de la jouissance, au risque de perdre l’objet. Cet objet, qui devient consciemment l’objet de son ressentiment, est progressivement remplacé par un autre objet, l’alcool. C’est un objet bien réel, celui-ci, seul garant d’être l’objet garde-fou. Il vient prendre alors la place de l’objet du fantasme et en fait fonction à sa manière.

Certaines femmalcool qui rencontrent ces épreuves dans la réalité, risquant que leur soit dévoilée la possibilité de la perte insupportable de l’objet, ne peuvent tolérer cette épreuve de réalité réveillant le non assumé du rapport oedipien à leur mère 8. L’Objet (avec un grand “O”) n’a pu être perdu. Elles ne sont pas décollées du sein de leur mère et l’institution de l’épreuve de réalité sur le tard où elle survient effondre le peu de réalité qui soutenait jusqu’alors le sujet face au réel. Le sujet femmalcool ne tient pas. Le sujet femmalcool n’y tient plus et s’effondre. 9

Il est frappant de rencontrer dans les discours des femmalcool qui boivent et racontent leur histoire ces moments d’effondrement du sujet, inaugurant le recours puis la prise itérative d’alcool pour provoquer le recouvrement de cet effondrement. Si les femmalcool s’abîment dans l’alcool, ce n’est que, quasi-paradoxe, pour ne plus s’effondrer. Mais si l’on est confronté à ces instants d’effondrement originaires dans leur discours, ce n’est pas pour autant que ces femmalcool réalisent pour leur propre compte leur importance. Elles expliquent leur pratique du boire autrement. Elles croient et veulent faire croire à d’autres
raisons explicatives conscientes : le père alcoolique, l’adultère du conjoint, l’échec de leur féminité, les difficultés de la vie au travail, le destin … La véritable raison leur échappe consciemment et elles n’hésitent jamais à en chercher une autre à laquelle croire, même fausse.

S’il y a effondrement du sujet femmalcool et tentative désespérée d’en obturer l’ouverture avec le bouchon alcool producteur d’ivresse, jouissance d’une petite mort où Eros et Thanatos sont, pour un moment, réconciliés au prix d’un fading du sujet qui n’est plus là, mais absent, ailleurs, c’est parce que l’Autre, trop présent, arrivant même à parler par la bouche du sujet, l’anéantit. L’effondrement, c’est alors ce qui vient remplacer mortifèrement quelque chose qui n’a pu avoir lieu dans la prime histoire d’une femmalcool. L’opération de désillusion a manqué. Il s’agit de cette sorte de désillusion primordiale qui s’engendre du processus de perte de la Chose première (das Ding, chez Freud), l’Objet (avec un grand “O”). Cette désillusion, c’est la désillusion maternelle. Elle est nécessaire à la constitution du sujet. Source d’une tension à intensité grandissante, la mère qui dit non à la présentation continuelle du sein réclamé par l’enfant, introduit ce dernier à inventer le seul chemin possible d’un frayage pour cette tension, alors que l’essai de satisfaction par voie hallucinatoire n’a pu trouver sa résolution que provisoirement, du fait même que l’objet du besoin se dérobe, annulant toute caution pour l’hallucination qui jusqu’alors pouvait y opérer. On sait que cette introduction se fait au Nom-du-Père selon l’expression même du concept lacanien (Lacan, 1953). Le père, en sa fonction de métaphorisation, châtre la mère d’avoir à donner le phallus qu’elle n’a pas. 10 Le père est alors l’opérateur dans le symbolique de la castration du lien trop compact imaginarisé entre la mère et l’enfant. 11

Renoncer à l’essai de satisfaction par voie hallucinatoire, mode premier de fonctionnement, appelle la perte de l’Objet. Elle relève d’une des toutes premières mises en acte de la pulsion de mort. Cette pulsion a pour fin de réduire totalement les tensions. A ce moment crucial, la seule possibilité que laisse ainsi à l’enfant cette absence de choix est d’abandonner un type de recherche de satisfaction qui a définitivement cessé d’être opérant (dans le meilleur des cas) et donc satisfaisant. Du même mouvement cesse l’intérêt nécessaire de l’objet fantasmatique lié à cette recherche. La finalité de la pulsion de mort ici à l’oeuvre, c’est-à-dire la réduction la plus complète possible des tensions, permet que s’engendre un nouveau mode de fonctionnement psychique : la naissance de la pensée par la première symbolisation qui est futur accès au langage. Là où la mère a dit “non”, pas encore le sein et tu ne réintégreras pas mon corps, soit : tu n’es pas l’unique objet qui cause mon désir, l’enfant est sommé d’advenir comme sujet manquant, c’est-à-dire désirant. Effet de signifiant d’une parole qui le divise en l’introduisant au désir. Quelques mois plus tard, on entend l’enfant articuler des “non…non…non…”, accompagnant son dire d’un mouvement de la tête qui le signe.

Si dans un premier temps l’Objet subit à partir du sujet une expulsion dans son procès de constitution grâce à l’intervention de la mère qui dit non et par là même désillusionne, dans un deuxième temps le sujet désillusionné reprend activement à son compte le dire “non” maternel, s’introduisant au symbolique : il dit “non” et habite dès lors subjectivement le langage.

Par la pulsion de mort, l’enfant s’induit à une action de déliaison d’avec l’Objet, le sein, la mère, que le symbolique va venir redoubler et confirmer. Il fait trou dans le réel imaginarisé, à la fois décollant et reliant définitivement l’imaginaire avec le réel dans une certaine nouaison particulière. Cette déliaison crée l’Objet comme extérieur, l’objet donc avec un petit “o”, (aussi avec un petit “a” puisque, on l’aura compris, il ne s’agit de rien d’autre que de l’ “objet petit a” de J. Lacan), à écrire aussi l’abjet, comme réel toujours à faire passer pour un sujet au statut de réalité, là où existait un seul réel Objet, avec un grand “O”, arraché physiquement du corps du sujet, l’Objet dont on le sépare à la naissance : son placenta cordonné, Objet primordial, princeps, impossible réel dépassé.

 

Une lecture

 

Par leur effondrement abîmé dans l’alcool, les femmalcool buveuses représentent une forme de ce ratage de la déliaison consécutive à la désillusion maternelle. L’objet s’avère constamment devoir subir la réinstallation dans le Moi. Il ne peut être expulsé hors du Moi. L’objet ne peut être nié par l’épreuve de réalité. Il se voit assidûment réactualisé dans le réel, réaffirmé auprès du sujet qui n’en a, de ce réel, qu’un abord imaginaire. La bouteille d’alcool est ce sein qui, pour une femmalcool, devient sommé de répondre d’une manière purement phallique. 12 Le dire “non” maternel n’ayant pas eu lieu, quel espoir reste-t-il d’autre qu’une tentative vouée à l’échec de refaire salutairement la coupure d’avec la mère en ayant recours à ce sein phallique alcoolisé ? Sujets devenus de langage, certaines des intempérantes femmalcool dites “alcooliques”, comme leurs alcoologues, savent qu’elles pourraient parler. C’est même pour cela trop souvent qu’elles se taisent, profondément angoissées, ou que certains alcoologues les rendent de facto silencieuses, sinon à leur faire parfois ânonner comme leurs frères d’infortune en alcool un certain discours scientiste de l’alcoologie médico-psychiatrique, le discours du maître-alcoologue. 13

L’opportunité qui est quelquefois offerte de permettre à ces femmalcool de tenter de naître comme sujet, c’est-à-dire de délier leur structure de leur histoire, pour chaque une, est de laisser s’établir les conditions transférentielles d’un rapport de parole, la possibilité d’un dire privilégiant la dominance dans le discours de l’objet fantasmatique, l’a-bjet, de celui qui cause le désir et fait se rencontrer le sujet comme manque, c’est-à-dire, encore, cet objet même. A travers bien des écueils, qui ne lui sont pas tous imputables, l’on pourra donner appui à ce que quelque femmalcool prenne le risque d’advenir à la subjectivation, sans doute pour la première fois. D’où la naissance possible d’un sujet par la voie de la parole dans le transfert, qui rejoue sa division d’expérimenter son existence d’être parlant, castrable symboliquement et par là même désirant. 14

C’est précisément ce que ne peuvent plus que très difficilement rencontrer les intempérantes femmalcool forcées à se reconnaître par une certaine idéologie médico-scientiste comme “alcooliques”. 15 Littéralement désubjectivées, objets de science et de curiosité pour de plus en plus larges multisavoirs, découpées par la pluridisciplinarité universitaire, elles deviennent inaccessibles pour elles-mêmes au simple fait qu’elles parlent, que leur être n’est qu’un être de parole, et non une machine biologique systématique baignant dans un univers cognitivo-comportementalisé. Il s’avère de plus en plus nécessaire de “désalcoologiser” les femmalcool, de les déprendre des rêts de ce courant mécaniste de l’alcoologie française héritier des doctrines constitutionnalistes de la psychiatrie du XIXè siècle et de la première moitié du XXè siècle, et néo-constitutionnaliste lui-même. De les introduire – plutôt que, passivement ou très activement, de leur barrer le chemin en les noyant dans l’illusion des techniques soignantes et autres divertissements à visée prétendument sublimatoire de l’alcoologie dite “pratique” -, aux conditions favorables d’un rapport de parole, autorisant non plus la régression massive d’un sujet grâce à l’alcool, mais l’anamnèse progressive d’un passé et sa reconstruction par un dire : soit une lecture.

Paris, le 15
avril 1998 / 28 janvier 2020

Jean-Michel Louka
74, rue Dunois 75013 Paris

06 81 25 48 56

 

1 – Louka J.-M.et al., Des femmes et l’alcool. Récits de pratique et système de croyance, L’information Psychiatrique 1979 ; 55(9) ; 1005-1025.

2 – Louka J.-M. et al., (Préface à) Les femmes et l’alcool, la fontaine de Lilith (de Michèle
Costa-Magna ; en coll. avec Vera Memmi), Denoël, 1981 : 7-10.

3 – Louka J.-M. et al., Psychanalyse et Alcoologie :Un médecin, un analyste et un alcoolique, Bulletin de la Société Française d’Alcoologie 1984 ; 6(3) : 15-18.

4 – Louka J.-M. et al., Une expérience de psychanalyse dans un service d’alcoologie d’un
hôpital général, Les Cahiers de l’IREB 1987 ; 8 : 189-194.

5 – Louka J.-M., Boire ses paroles, Actes des Entretiens de Bobigny (27-28 mars 1987). Rencontres interdisciplinaires de l’UFR Santé, Médecine et Biologie Humaine de Bobigny, “Les troubles du comportement alimentaire et l’oralité”, Université Paris -Nord (XII) éditions, 1987 : 122-124.

6 – Louka J.-M. et al., Pour une clinique de la dépendance alcoolique, “Figures de la Dépendance – autour d’Albert Memmi”, colloque du Centre culturel international de
Cerisy-la-Salle (12-19 sept. 1987), PUF, Champs de la Santé, 1988 : 47-53.

7 – Louka J.-M. et al., Note sur une recherche à l’hôpital de Rambouillet, Aujourd’hui l’Alcoologie 1988 ; 23 : 14-15.

8 – Louka J.-M. et al., D’une offre particulière en hôpital général, “Faire avec l’alcoolique :
entre la demande et l’offre”, Revue Française de Psychiatrie 1990 ; 8(6) : 11-16.

9 – Louka J.-M. et al., L’image, statut de l’image, “Vidéo et Alcoologie”, Alcoologie 1991 ; 13(1).

10 – Louka J.-M., Petite note sur la notion de phallus dans l’alcoolisme féminin, Alcoologie 1994 ; 16(2) : 97-101.

11 – Louka J.-M. et al., Un pas de côté pour une clinique de l’alcoolique, “De l’alcoolisme au
bien boire”, l’Harmattan, Logiques Sociales, Tome 1, 1990 : 314-319.

12 – cf. note 10

13 – Rigaud A., Louka J.-M., Psychanalyse et Alcoologie : quelques réflexions sur l’histoire et l’actualité de leurs places et rapports respectifs, Alcoologie 1991 ; 13(3) : 105-115.

14 – Louka J.-M. et al., La psychanalyse de l’alcoolique est-elle une hérésie ? Fragments, Bulletin intérieur de l’école lacanienne de psychanalyse 1988 ; 7 : 43-54.

15 – Louka J.-M. et al., L’expérience de Daedal, Aujourd’hui l’Alcoologie 1990 ; 42 : 9-10.

 

À propos de Jean-Michel

Pratique la psychanalyse, à Paris, depuis fin 1976. Ancien Chercheur au CNRS Ancien Maître de Conférences des Universités Psychanalyste Attaché à l'Hôpital de la Pitié-Salpêtrière (Paris)
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